Suite à quelques demandes, je vous propose de vous raconter l'histoire de ma partie de ce dimanche de nationale. Je n'ai toujours pas de logiciel d'échecs : mes estimations et analyses sont certainement critiquables mais je pense que pour la plupart des joueurs amateurs comme moi, le plaisir des échecs est plus dans le récit du combat que dans la quête de la vérité ! Au final, j'ai réussi à gagner une partie spectaculaire, d'une belle unité que je n'ai pas saisie dans l'instant. J'ai joué tous mes coups soit par provocation soit par intuition car je n'arrivais pas à calculer tous les développements possibles, mais dans tous les cas j'ai fait preuve d'imagination !
1. d4 d5
2. Cf3 Cc6?!
Pour tenter l'adversaire de rentrer dans mon ouverture favorite, la Tchigorine, en jouant 3. c4.
A part ça, ce n'est sans doute pas un coup particulièrement recommandable.
3. b3?!
Mon adversaire veut sortir des sentiers battus, ce qui n'est jamais pour me déplaire. Mais le sens de cet innovation est clair : les blancs vont bétonner sur 3 rangées et comptent développer leur position à très long terme
3. ... Ff5
L'alternative est Fg4, mais je ne voulais pas vouer ce fou à s'échanger
Ce sont surtout des considérations psychologiques qui m'ont amené à jouer cette fantaisie. Je suis bien au fait de la solidité de ce système pour avoir vu souffrir mon ancien coéquipier Serge pendant toute une saison de N3 où ses adversaires semblaient s'être donné le mot pour le lui jouer. Je me suis dit qu'il fallait de toute urgence tirer mon adversaire du confort que procure la séquence éprouvée g3/Fg2/Cbd2/0-0/Te1/e4. En général, j'essaye de pousser e5 mais le placement précoce du Fb2 m'en dissuade déjà. En fait, je ne voyais encore aucune disposition de pièces qui me permettrait d'obtenir un avantage si mon adversaire se contentait de ne rien faire. Je me suis donc dit qu'il fallait jouer sur le mental en donnant l'impression à mon adversaire qu'il était nécessaire d'accélérer le tempo naturel de cette partie. Et quoi de mieux pour instiller le doute qu'une menace en un coup inhabituelle contre une position réputée inébranlable ? Je me suis ensuite convaincu que ce coup était fondé positionnellement : obliger le cavalier à venir en a3 l'éloigne durablement des cases e4 et d5 où se développe habituellement la pression des blancs. e4 sera bien plus difficilement réalisable et c4 perdra en force s'il n'est pas appuyé par un Cc3. De plus, le Cb4 libère le pion c sans perte de temps, corrigeant ainsi un des défauts de mon deuxième coup.
5. Ca3 a5!?
La suite (psycho-)logique du coup précédent. Je n'y avais pas pensé en jouant Cb4. Quand l'idée m'est venue, j'ai été immédiatement séduit puisque ce coup crée une nouvelle menace, à savoir a4 suivi de axb3, Txa3! et Cc2+ . De plus, je lui ai trouvé un attrait stratégique puisqu'il mettait un coup d'arrêt très anticipé à une expansion blanche à l'aile dame par b4. Ainsi, à ce niveau de la partie, les coups clés de l'ouverture blanche, à savoir e4,c4 et b4 ont été déjà rendus difficiles sans que j'ai eu à répondre à l'épineuse question du développement de mon aile-roi (fianchetto?). Et j'ai créé une menace donc toutes les conditions sont réunies pour donner à mon adversaire le sentiment que la partie lui échappe déjà et qu'il faut réagir. Je ne peux prétendre être sûr de la justesse de ces histoires que je me suis racontées devant l'échiquier mais le fait est qu'il a joué
6. Ch4 ?!
un coup agressif qui lance la reconquête des cases blanches pour pouvoir jouer e4. Ce coup est surprenant mais a l'air de marcher. Sur Fg4, il y a h3-g4-Fg2 qui est bien pour les blancs, Fd7 est un renoncement, Fe4 semble faire le jeu des blancs qui répondent f3 et l'intermédiaire ...e6 est suivi du simple g3 et Fg2/e4 arrive très vite. L'option la plus solide est sans doute ...e6 Cxf5 exf5 avec étau en e4, suivi d'un redéploiement du Cb4 en e6 (Ca6/c6/Cc7/Ce6). Il sera dur pour les blancs de percer mais bon... Je sais bien qu'Alekhine disait qu'il fallait répondre à des bizarreries par d'autres bizarreries mais ce Ch4 en l'air m'avait l'air trop artificiel. Je me suis donc échiné à trouver sur cette base les ressources de la position permettant de refuser le scénario proposé par les blancs. Ce n'est pas simple et il y a parfois des jours sans. Mais ce n'était pas le cas ce dimanche. J'ai fini par voir une faille :
6. ... Fe4
7. f3 e6
La clé du pays des merveilles ! Plus de retour en arrière maintenant. En effet Cg2 serait un véritable fiasco. Le cavalier serait sur la plus mauvaise case possible et mon fou de cases blanches règne définitivement sur la diagonale b1-h7. Le Ff1 et le Cg2 se marchent sur les pieds et on ne peut pas en développer un sans pénaliser l'autre. Ainsi, si on veut mettre le fou en d3 il faut jouer e3 et le cavalier est emmuré vivant. Si on joue Ce3-Fg2, alors le pion e2 est bloqué et le fou g2 n'a aucune perspective. Pendant ce temps je peux lancer h5-h4 qui fera beaucoup de mal à l'aile-roi.
Maintenant, la partie sort irrémédiablement de sa trame stratégique habituelle, de gros déséquilibres se creusent et je m'en réjouis sans penser encore à la suite des événements, satisfait du mauvais tour joué aux blancs.
9. fxe4 gxh4
10. c3
Les ailes-roi sont trouées de partout. Les blancs s'apprêtent donc à roquer à l'aile dame en jouant Dd3! après le recul du cavalier. Ils pourront ensuite essayer de valoriser leur masse de pions centrale et la colonne h qui va vraisemblablement s'ouvrir. Alors faut-il aller en a6 ou c6 ? Avant de me plonger dans cette réflexion, j'ai vu un petit coup intermédiaire qui m'a paru si esthétique que je me suis senti obligé de le jouer, même s'il ne semble rien changer à l'affaire
10. ... hxg3!
11. hxg3
La tableau après 11. cxb4 Fxb4+ était vraiment beau et j'aurai regretté de ne pas lui avoir donné l'occasion d'apparaître sur l'échiquier. Cependant, à ce moment, m'apercevoir que j'aurais pu mater le roi au milieu de son armée avec un fou et un pion m'a fait prendre conscience de la temporaire mais dramatique absence de contrôle des cases noires des blancs. On voit bien que le Fb2 et le Ca3 ne sont pas du tout dans le coup maintenant que la position s'est ouverte de l'autre côté de l'échiquier. Alors l'idée que le Cb4 pouvait être sacrifié sur place a commencé à faire du chemin dans ma tête... Mais comment serait-ce profitable quand il est justement ma seule pièce développée ? Je me suis alors penché sur Dg5!?, mais après cxb4 Dxg3+ Rd2 Fxb4+ Rc2 dxe4 il me semblait manquer de munitions et que les 3 pions ne vaudraient pas la pièce quand les blancs auront fini de se réorganiser. Sur ...Df6? les blancs ont e5 Df5 Dc1! qui renouvelle la menace en b4 en libérant d1 et vient colmater les brèches en f4. Après d'autres réflexions longues et vaines, j'ai été traversé d'une belle inspiration qui m'a rapidement convaincu et j'ai ainsi pu jouer mon meilleur coup de l'année !
Simple à comprendre mais il fallait y penser ! Les blancs sont balayés après 12. cxb4 Fxb4+ 13. Rf2 Cxe4+ 14. Rg2/g1/f3 Dd6! avec double attaque en a3 et g3. Et la Tg8 répond présent si on a besoin d'elle ! J'étais content d'avoir trouvé un tel coup dans cette position . Une partie de ce plaisir consistait à essayer de deviner les pensées cachées derrière le sourire crispé que m'adressait mon capitaine à présent. Une autre était d'avoir réussi à prolonger encore d'un coup mon refus de laisser la partie s'installer dans des voies plus stratégiques, ce qui a sans doute son importance dans le cadre de la guérilla psychologique que je livre à mon adversaire. Et après tout c'est un coup de développement ! J'étais donc certain que c'était le meilleur coup et je l'ai joué sans avoir la moindre idée de ce que je ferai après la réplique naturelle des blancs, Fg2.
La position est trop difficile pour maîtriser son destin mais j'étais sûr que ce coup allait dans le bon sens.
12. Fg2
Le thème des cases noires béantes ayant maintenant été clairement identifié, je me suis concentré sur 12. ...Cg4 qui avait le mérite de menacer quelque chose tout en prévenant la prise du Cb4. (cxb4? Fxb4+ Rf1 Ce3+). Sur Dd2, dxe4! est sympathique puisque cxb4 est toujours impossible (cxb4? Fxb4 Fc3 Fxa3). Et après Fxe4, on a tout simplement la case d5 pour le Cb4 et mon acharnement à ne pas le reculer plus tôt aura porté ses fruits. Mais Dc1! est pénible : le Ca3 est défendu et la dame arrive en f4. En fait, pratiquement toutes les variantes qui me sont passées par la tête voyaient Dc1 pour réfutation. La seule variante à sacrifice de pièce qui m'a paru jouable a été 12. ...Cxe4!? 13.Fxe4 dxe4 14.cxb4 Fxb4+ 15. Rf1 Tg8!?. Dans cette variante, 15. Rf2 est en effet impossible puisque il y a 15. ...e3+!. Si Rxe3 Dd6 et joli mat en g3 ou prise du Ca3. Si 16. Rg2 Dd5+ 17. Rh2 Tg8 et la pression est terrible. Une superbe variante possible : 18. Cc2 Dh5+ ! 19. Rg2 Txg3+!! 20. Rxg3 Fd6+ 21. Rg2 Dg4+ 22. Rf1 Df4+ 23. Rg2 Df2+ 24.Rh3 Dg3 mat. Donc 15. Rf1 est forcé et après Tg8 il y avait de la pression et de nombreuses manières de se tromper pour les blancs. Le roi blanc est peu défendu par son armée et la mobilisation des noirs avec 0-0-0 va être rapide. Mais sur l'inesthétique Th3, je ne voyais et ne vois en fait toujours pas comment briser la résistance blanche. J'hésitais donc à jouer cela dans le cadre d'un match par équipe puisque c'était quand même un sacrifice de pièce aux conséquences incertaines. Cependant, je n'avais pas vraiment consacré de temps aux tenants et aboutissants de la suite positionnelle ...Cc6 même si ca faisait plus d'une demi-heure que mon adversaire avait joué Fg2. A ce moment il me restait en fait moins de 20 minutes. Alors, fallait-il sacrifier ? Je me suis dit qu'avec si peu de temps, le risque maximal serait de partir dans une direction qui ne ressemblerait à rien de tout ce que j'avais pu imaginer jusque là. J'ai donc joué sans assurance ce qui s'avère rétrospectivement le meilleur :
12 ... Cxe4!
En fait, je ne sais pas pourquoi mais dans mes calculs j'avais oublié un thème maintes fois ressassé dans d'autres variantes. Après 14 cxb4 Fxb4+ 15. Rf1, ... Dd6! est très fort. La menace sur le Ca3 permet de prendre le pion g3 après quoi les noirs menaceront 3 mats différents par e3, Tg8 ou Df4+ ! Il ne me semble pas que les blancs puissent les parer simultanément. Un splendide exemple : 16. Cc2 Dxg3 17. Cxb4 e3! 18. Cd3 Tg8! et Dg2+ suivi de Dg1 est imparable ! Ou encore 16. Cc2 Dxg3 17. e3 Tg8 18. De2 Tg5!
Il était plus dur de voir ... e3+! sur 15. Rf2 mais j'ai raté le simple Dd6 sur 15. Rf1. Vu ma situation au temps, j'aurais joué l'inférieur Tg8 a tempo si mon adversaire avait encaissé le cavalier. Heureusement, il m'a fait exagérément confiance et a refusé la pièce en jouant
14. Fc1
qui laisse une position désespérée après
14. ... Cd5
Les blancs ont encore tous leurs problèmes, et les noirs ont en plus un splendide Cd5. La partie s'est conclue par
15. Cb1? Fd6
Et sans attendre 17. Txg3 Dh4 18. Rf2 Tg8 19. Dg1 e3+! 20. Fxe3 Cxe3, les blancs ont abandonné.
1 commentaire :
Une pure merveille !
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