BIÈRE AMÈRE
« La bière a parfois un goût amer, le vendredi soir », ai-je songé vers minuit, en montant dans le bus 31
qui me ramène de L’Est parisien, une
brasserie coquette à quelques pas de la Gare de l’Est, blottie à l’orée d’un
jardin bordant le canal Saint-Martin.
Un café bobo[1]
pas comme les autres. Le seul de la capitale qui tolère une faune particulière,
aux allures indigènes, — sauvage comme une meute, docile comme une crèche de
grands enfants —, celle des joueurs d’échecs. Les férus d’histoire, disciples
du noble jeu, vous diront que l’esprit du lieu emprunte à un célèbre estaminet,
jailli du XVIIIe siècle : le Café de la Régence, près du Palais-Royal, ce temple du jeu d’échecs
où les philosophes des Lumières venaient « pousser
du bois » au détour de bouillonnantes controverses sur l’idéal
révolutionnaire...
Ici, au Club du Canal
Saint-Martin, nulle révolution en marche. Nul polémiste en ébullition. Nul
débat savant. La tribu n’a d’autre idée que de communier aux rites païens de la
déesse Caïssa, la muse capricieuse de l’échiquier, autour d’un verre de bière « plein de fureur, de cris et de
jurons », comme dirait l’ami Victor (Hugo). Là où consommer avec modération
participe juste un peu à l’ivresse des sens, avant que le jeu n’exerce son
empire sur les esprits avides d’en découdre.
Xavier, notre jovial arbitre,
— un titi parisien aux traits balzaciens —, est le maître de cérémonie. Il
organise, supervise, veille au bon ordonnancement de la messe hebdomadaire, le
tournoi de blitz du vendredi soir[2],
avec sa liturgie immuable et son jargon d’expert : appariement selon le
système suisse, sept rondes, soit sept parties allouant cinq minutes à chaque
joueur pour battre ou écraser son adversaire, selon l’humeur belliqueuse des
protagonistes. « Les Noirs appuient
sur la pendule » : la sentence arbitrale proclame le début des
hostilités. Dans un silence sépulcral, voué à la concentration échiquéenne, le
ballet des pièces de bois joue de concert avec le cliquetis des pendules
électroniques pour habiller de sons une muette tempête d’émotions.
Pour avoir renoué, ce
soir-là, avec le plaisir indicible de ces joutes cérébrales, une question vient
soudain interroger ma pathologie de « chess
addicted ». Au cours de la partie si singulière qu’est le blitz, le rite
ne compte-t-il pas autant, sinon plus, que la théorie des ouvertures et la
dextérité stratégique ? La dictature des secondes qui s’égrènent ne
vient-elle pas dramatiser le fragile équilibre entre pièces blanches et noires
? La gestuelle de l’adversaire n’est-elle pas plus intimidante que la science
échiquéenne ? La posture n’est-elle pas plus performante que la
réflexion ? Ces considérations sembleront excentriques pour un échéphile
cartésien, rivé à son répertoire d’ouvertures, acquis à une conception
soviétique du jeu d’échecs où la rigueur doit avoir raison de la sensibilité en
toutes circonstances…
Pourquoi ces questions me
turlupinent-elles au moment de prendre place pour la première ronde ? Sans
doute parce que je ne suis ni cartésien ni soviétique. Ou peut-être trop rêveur
ou trop émotif. Certitude que je tiens pour acquise à mon humble niveau :
je sais à quoi m’attendre en observant mon adversaire dès les premières
secondes de la partie.
À sa façon de s’asseoir, de
s’emparer de sa chaise, d’une main ferme ou délicate, je devine un tempérament
volontaire ou prudent, qui pratiquera une ouverture offensive ou défensive.
L’amicale poignée de main
avant de jouer le premier coup est aussi révélatrice. Est-elle ferme ?
Elle suggère une détermination aussi puissante qu’affirmée. Est-elle
molle ? Elle trahirait un manque d’assurance ou un soupçon de
sournoiserie : une ambiguïté qui a le don de m’intriguer, selon que le
regard de l’adversaire est fuyant ou volontaire.
La main, encore la main. Sa
manière de saisir la pièce d’échecs et de la déplacer. L’enfoncer comme un clou sur la case et en
marteler le bruit ? Indice d’un tempérament fort, décidé, inébranlable. La
poser avec délicatesse comme pour caresser l’échiquier ? Soupçon d’un
esprit calme, prudent, sensible aux angoisses que la partie va bientôt
déchaîner.
Le rythme endiablé du jeu,
surtout dans les trente dernières secondes, en dit encore plus long que les
neuf minutes précédentes. La main est-elle hésitante ou tremblante ?
Alerte ou ahurie ? Frénétique ou placide ? Précise dans le doigté ou
maladroite jusqu’à renverser des pièces ? C’est la main, toujours la main,
qui scelle le destin de la partie, mieux que le cerveau sans doute. « Vous êtes tombé », annonce
l’adversaire victorieux, dans un souffle de soulagement. Traduire : votre
temps de réflexion — les cinq minutes allouées — vient d’expirer. « J’étais mal au temps »,
opine le perdant. Traduire : je jouais trop lentement. « C’est la terrible loi du blitz »,
conclut le gagnant, comme si ce jeu prêtait à philosopher. Traduire : le
temps compte autant que le talent dans une partie-éclair. « Blitz » ou partie-éclair ? Deux noms pour une même
partie, pour deux sensibilités distinctes : le premier sonne belliqueux et
germanique, le second vieille France et désinvolte. Quelle importance puisque
les frontières ont disparu…
Entre deux parties, les
joueurs se ruent vers le bar pour marquer la pause, autour d’une nouvelle bière
bien sûr. Il suffit de tendre l’oreille pour saisir quelques bribes d’un
dialecte étrange, comme on n’en entend jamais autour du zinc. La tribu a son
langage, son vocabulaire, ses rengaines. « T’as
quel Élo ? » (…) « Tu
joues à combien ? » (…) « j’étais
en zeitnot à la fin » (…) « La
semaine dernière, j’ai battu un 2000 » (…) « j’ai sacrifié une qualité pour gagner deux pions » (…). Les
échecs aussi ont leurs brèves de comptoir. Chacun y va de son histoire, de sa bérézina
ou de son exploit. Les échecs ont aussi leur Tartarin, sur le bûcher des
vanités qui se consument à petit feu.
Amende honorable ou simple
confession nocturne ? Moi aussi j’en suis de cette étrange tribu. Le temps de
ce tournoi de blitz, je me surprends à renouer avec les postures et les mots,
les belles émotions et les misérables angoisses du « pousseur de bois ». Mieux encore, c’est la première
fois dans ma carrière échiquéenne que je saisis au vol, dans mon inséparable
carnet à spirales, mes « rêveries
d’un joueur solitaire » au fil des sept parties que j’ai maîtrisées ou
subies[3]…
Première ronde, premier
soupir. J’affronte le favori du tournoi. Jean-Baptiste, le bien nommé. Un
visage de prophète qui a toute sa tête. Avec les Blancs, j’ose la variante
Andersen de la défense sicilienne — 2. Fc4, « a
clever move » selon Garry Kasparov lui-même —. Mais n’est pas Kasparov
qui veut. Pour autant, je me surprends à faire bonne figure. La position est
équilibrée jusqu’à ce que mon adversaire s’empare de l’initiative pour ne plus
la lâcher. Plus la position est ouverte, plus elle devient tendue et plus mon
adversaire joue vite. La pendule en vient à trancher le duel : mon crédit
de temps est épuisé. Mon opposant dispose encore de cinq secondes. J’ai perdu. « Peut-être n’aurais-tu pas dû échanger les dames ? »
conclut-il en guise de brève analyse. La question n’est plus de mise. Et je
préfère ne plus y penser…
Deuxième ronde, comme une
consolation. J’ai à nouveau les Blancs. Je rencontre Daniella, une des deux
femmes en lice. Petit moment d’étourderie en ajustant mes pièces : je
laisse filer vingt secondes avant de jouer mon premier coup ! Je me maudis
en appuyant sur la pendule. Dans la variante d’échange de la défense espagnole,
elle ose reprendre mon Fou avec le pion b7. Une variante rarement jouée. La
position se complique au centre. Ma paire de cavaliers s’impose peu à peu dans
le camp des Noirs et tourmente mon adversaire qui se met à réfléchir, trop
longtemps peut-être. Je gagne avec quatre secondes d’avance. Un premier point à
l’arraché.
Troisième ronde avec les
Noirs face à Ahmed. L’ouverture me plaît. La défense Petroff, dans la variante
des trois Cavaliers. Comme j’en suis familier, je joue assez vite. Dans le
milieu de partie, mon adversaire cède un pion et consomme plus de temps que
moi. Parce que je redoute de laisser filer le gain, je me surprends à jouer
plus lentement. Aux échecs aussi, la peur n’évite pas le danger. Pour trois
petites secondes d’avance, la pendule
m’accorde la victoire. « Je pratique
trop peu le blitz », confesse mon adversaire en remettant les pièces
en place. Acte de contrition assez fréquent dans les tournois. Aux échecs, l’explication
participe à la rémission… La parole libère les frustrations. Pour un peu, je
pourrais devenir psychothérapeute du noble jeu. L’idée m’amuse, juste le temps
de quitter la table.
Quatrième partie contre
Louis, un tout jeune adolescent, alerte et fougueux. Je me méfie d’autant plus
que je joue à nouveau avec les Noirs. Mes coups d’ouverture — encore une
défense Petroff, variante des trois Cavaliers — ne semblent pas déconcerter mon
coriace adversaire. Il joue vite et précis, assied sa domination au centre, et
consomme moins de temps que moi. Dans la soudaine contre-attaque que je mène
sur l’aide Dame, — ma seule échappatoire pour équilibrer la position —, il
commet une gaffe fatale, m’offrant un réseau de mat et une Tour en un seul
coup. Dépité, mon jeune concurrent abandonne. Petit pincement au cœur. Je
n’aime pas battre un enfant, surtout dans ces conditions.
Cinquième ronde contre
Gabriel, un autre enfant. De l’ange, il a l’allure. Une prestance assez
troublante. Un visage doux et inspiré. Du haut de ses onze ans, il affiche une
détermination sans faille. Dès l’ouverture, il m’aventure dans une variante peu
orthodoxe de la Défense Pirc. Mes pièces blanches parviennent à contrôler le
centre et à garder l’initiative. Mais je concède une bonne trentaine de
secondes dans la réflexion de cet équilibre précaire. Voulant simplifier la
position pour compenser mon zeitnot —
un mot barbare pour signifier « crise
de temps » —, je concède un échange qualitatif qui m’inquiète plus
qu’il ne me soulage. J’aborde une finale avec deux Cavaliers et un Fou. L’ange
Gabriel dispose d’une Tour et d’un Fou pour terroriser mes pions disséminés. Il
déjoue tous les pièges. Il joue de plus en plus vite. Comme s’il gagnait en
assurance face au danger. Dans une finale au rythme effréné, je ne parviens pas
à combler mon retard. Aux échecs comme ailleurs, les secondes perdues ne se
rattrapent pas. Mais il n’y a pas de honte à perdre contre l’ange Gabriel.
Sixième ronde, tel un heureux
répit. Lutte aux accents celtiques face à Yann-Erie, ai-je pensé avant de
commencer la partie. Sait-il que j’ai du sang breton moi aussi ? Mais la
partie n’a que faire des affinités armoricaines. Avec les Noirs, j’ose la
Défense Tchigorine, une réplique à 1-d4 qui me plaît assez par sa souplesse, du
moins dans les douze premiers coups. Comme je connais bien ce schéma
d’ouverture, je gagne de précieuses secondes. Contre mauvaise fortune bon cœur,
la perte d’un pion sur l’aile-Dame ouvre à ma Tour une colonne qui, Cavalier
aidant, vient soutenir mon Pion filant à la promotion. Trop tard lorsque mon
adversaire entrevoit l’issue fatale. Ce point de la victoire chasse aussitôt de
mon esprit la déception que la défaite précédente m’infligea. Ainsi se
bousculent les émotions échiquéennes, au rythme d’une cyclothymie que tout « pousseur de bois » doit
savoir apprivoiser.
Septième et dernière ronde.
Celle de l’espoir déçu face à Ludovic, un vrai joueur de blitz, vif, solide et
alerte. Dans la variante d’échange de la défense espagnole, mon Roi blanc est
quelque peu malmené sur son aile, au côté de pions doublés, aussi inutiles
qu’encombrants. Ce désarroi consomme mon temps de réflexion. Je cède à mon
adversaire plus de vingt secondes. Et « je
tombe »[4],
selon le verdict chronométrique des joueurs d’échecs.
Avec 4 points sur 7, je
termine à la dixième place du tournoi, parmi trente-huit joueurs en lice. Je me
surprends même à devancer Elena Partac, grand maître international moldave. Si
je lis bien la « grille
américaine » décortiquant les résultats de ce tournoi blitz, je suis
censé avoir accompli une « perf’ à
1911 Elo ». Je ne sais pas trop ce que cela signifie, ni même si je
dois m’en féliciter. Parce que la prochaine fois, je devrai faire mieux, au
risque de me maudire…
4 points sur 7, soit 4
victoires et 3 défaites. Soit 4 bons indicateurs d’estime de soi et 3
cicatrices de blessure narcissique. Soit 4 instants d’allégresse et 3 de
tristesse. Aux échecs aussi, tout est question d’humeur : faut-il voir le
verre à moitié plein ou à moitié vide ? Faut-il se réjouir ou s’affliger ?
Et finalement, à quoi cela sert de « jouer
aux échecs » ? À se faire du bien ou se faire du mal ?
Plaisir d’écraser « l’autre »
ou de se rassurer soi-même ? Et si l’ami Albert (Einstein) avait raison,
lui qui ne voyait dans le noble jeu qu’une « façon
intelligente de perdre son temps » ? Au comptoir, devant mon
deuxième verre de bière, ces questions taquinent mon esprit, qui sécrète encore
quelques zestes d’adrénaline. En caressant la mousse de mes lèvres sèches, je
ferme les yeux, comme pour revivre la tempête d’émotions de ces parties-éclair.
Soudain, la dernière partie revient me tarauder. Ces deux imbéciles pions
doublés sur la colonne f qui m’ont coûté du temps… Je veux croire que c’est à
cause d’eux que j’ai perdu, pas à cause de moi. Je souris à cette idée loufoque.
Oui, c’est tellement mieux d’en vouloir à ses pièces pour se consoler juste un
peu, surtout quand la bière prend un petit goût amer, le vendredi soir.
[1] Bobo = bourgeois-bohême, pour
les non-initiés. Non hélas, je ne suis pas un bobo, sauf peut-être le vendredi
soir, mais juste un peu …
[2] En l’espèce le « 150e PurO » disputé le 30 août 2014. Cf. le
site internet du club Canal Saint-Martin.
[3] Mes sympathiques adversaires se
reconnaîtront… Je cite leur prénom en guise d’hommages respectueux.
[4] Allusion aux pendules
mécaniques : un petit drapeau rouge « tombait »
pour signifier que le temps imparti était écoulé… L’usage des pendules
électroniques est désormais de rigueur dans les tournois.
4 commentaires :
Magnifique texte, à encadrer !
Magnifique texte ! A encadrer ! ;)
une belle plume pour un beau compte-rendu des ces rencontres du vendredi soir qui nous affectent tous. Mettez vous à l'amer ¨PICON et vous verrez que vos résultats n'en seront que plus ensorcelants !
La lame.
Excellent, on s'y croirait !!
La bière ne passe plus mon gosier mais j'ai bu tes paroles.. seul bémol, elles n'ont pas eu un goût amer mais plutôt pétillant.
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