07/04/2014

Philippe Pierlot raconte : Sloum

A la Maison d'Arrêt du Val d'Oise d'Osny, on trouve toutes sortes de personnes. En fait, le monde entier stagne entre ces murs de béton. Les gars viennent de tous les pays, et de tous les mondes. Certains sont des pauvres, d'autres ont vécu dans l'opulence. Certains sont des malchanceux, d'autres de vrais coquins. Il y a des types qui ont complètement dévié d'une trajectoire qui semblait sans histoire, et d'autres qui sont restés sur le chemin poussiéreux qui leur était proposé à la naissance.

Quand on naît dans une cité mal placée, mal fréquentée et mal réputée, on part sur une ligne toute tracée différente de celle qui démarre de la zone pavillonnaire d'un beau quartier. Les gars de cité peuvent s'en sortir. Mais ils peuvent aussi rester dans leur milieu, bien à l'abri de toute la perversion du monde honnête.

Jaïr DB était arrivé un beau jour dans le groupe d'échecs du vendredi matin un peu par hasard. Et quand le hasard est trop évident, je n'ai de cesse d'essayer de comprendre la véritable raison qui se cache derrière. Il avait toutes les qualités de base : Cap Verdien, pas très costaud, noir ou presque, discret, et il n'avait pas l'air très futé en communication. Tout du naufragé qui peut s'accrocher à ce qui flottera à la surface. Coup de chance, il se trouve que ça fait plus de 17 ans que je jette des bouées par là, dans les courants des couloirs et dans la mare d'activités dédiée aux échecs de la MAVO. Plutôt que jeter des pavés dans cette mare, j'essaie de les sortir de l'eau.

"Sloum" était son surnom. Dans la prison, il avait des potes, qui, comme lui, n'avaient pas tenu longtemps face aux nouvelles techniques policières, de leur secteur. Il était tombé et avait fini par échoir à l'activité "échecs", par hasard, comme on l'a dit plus haut.

Je lui appris donc les rudiments de ce bon jeu en adaptant ma pédagogie. Mais attention, pas question qu'il échappe à la comptine des pions. Vous savez, "les pions avancent toujours tout..." et l'élève doit répondre : "...droit !" , "Ils ne reculent... jamais !" "Ils ne vont jamais sur le... côté !", etc. J'ai vérifié que des élèves que j'ai eus il y a plus de 20 ans terminent encore la phrase automatiquement, sans avoir recours à la réflexion. C'est gravé sur le marbre gris de leur matière de la même couleur.

Après avoir appris par cœur - pas le choix - toutes les petites phrases que j'enseigne à mes maternelles, nous commençâmes à jouer. Quelle délivrance ! Du jeu ! mais attention, on commence par une bataille de pions. Et un pion qui arrive tout au bout de l'échiquier peut se transformer en Tour, en cavalier, en Dame ou en...  Fou ! Très bien Mon gars, on y va.

L'intérêt de la bataille de pions, avec ses combinaisons limitées, c'est que l'Elève ne met pas tellement de temps pour rejoindre son Maître. Après avoir fait de nombreux cadeaux, Jaïr adopta un mode plus rapace et plus familier dans son jeu. Il découvrit les proies qu'il pouvait se mettre sous la serre. Nous passâmes au fil des semaines aux étapes suivantes qui étaient l'ajout de nouvelles pièces. Les parties pions-Tours donnaient une âme au jeu, comme disait le grand champion français Philidor ("les pions sont l'âme des échecs"), puis il avait appris à mater avec le jeu des niveaux, ce qui lui avait permis de plonger dans les parties Roi-pions-Tours, si proches des parties normales. Au fil des semaines, Jaïr, le petit mec des cités qui n'avait rien de mieux à faire dans la prison, était devenu un habitué. Balayé par les anciens au départ, il arrivait au bout de quelques semaines à se rendre coriace, chose qu'il connaissait d'une vie précédente.

Une des premières réflexions qui m'envahissaient, quand un de ces gars-là s'accrochait à un jeu qui ne valait rien pour lui auparavant, et pour lequel il ne semblait pas clairement doué, c'était que tout le monde pouvait se mettre aux échecs, et que donc, forcément, il n'y avait pas d'activité ou de science qui soit fermée à qui que ce soit. Pas de restriction pour personne. Et pour rien. Cela fait réfléchir, lorsqu'on entend continuellement les "grands spécialistes" locaux ou pas, déclarer fermement en parlant d'enfants, qu'untel n'a rien à faire dans cette activité ou qu'untel ferait mieux d'aller jouer aux billes ! Il n'y a qu'un seul critère qui vaille, celui de l'envie et de l'amour de faire ou de participer à quelque chose.

 

En quelques mois, au fil de ses progrès et de la disparition du groupe de certains anciens (transferts, libérations), Sloum avait pris du gallon. Sur l'échiquier, il était devenu l'un des plus redoutés. Ça bagarrait sec, car la suprématie était en jeu. Une suprématie sans cesse à conquérir, dans le "club", ou à la promenade, là où ceux qui possédaient un échiquier étaient pris d'assaut et défiés. Il faisait maintenant partie des cadres, de ceux qui sont respectés par les nouveaux arrivants, qui voient en eux des intouchables. Et ça, il l'avait découvert par le regard des autres. C'était arrivé tout seul dans son esprit, un beau matin, en entendant des commentaires du genre : "je joue pas contre lui, il est trop fort pour moi, il va me massacrer". Quoi, lui, Sloum qui venait presque d'apprendre, il était déjà considéré comme un boss ? Ça allait drôlement plus vite que dehors dis donc !

 

Ce n'était pas fini, au bout d'une année à peu près, il était parvenu à un niveau très respectable. Quand nous jouions ensemble, il tentait crânement sa chance. Il me tenait tête et n'avait plus peur de me manquer de respect avec ses pièces. Il avait bien compris les rigoureux principes qu'il devait, coûte que coûte observer pour apprendre toujours plus, pour s'élever davantage. Cette rigueur, je n'aurais pas peur d'oser affirmer qu'il l'a apprise en prison, aux échecs. La partie libre aux échecs, c'est tout ce qu'il n'est pas vital de faire dans le jeu. Et ça, c'est une des spécialités maison d'arrêt. La seule fois où j'avais vu une telle créativité illogique mais si redoutablement efficace, c'était dans un parc de Baltimore, auprès de SDF qui jouaient toute la journée. Ici, les bords de l'échiquier étaient comme les quatre murs du quotidien, au milieu desquels une imagination débridée partait dans un galop pas toujours droit, un peu comme le déplacement du Cavalier. Le plaisir de jouer, d'être libre de ses mouvements quelque part au moins poussait à la créativité. Notre ami en était devenu le parfait exemple.

 

En fin de séjour, après environ 2 ans de détention, Sloum était assis dans un coin de la salle, dos à l'angle des murs, à gauche des fenêtres à barreaux. Il attendait là, installé avec la plus grande décontraction, les jambes allongées en diagonale, et les mains dans les poches. Comme c'était un garçon d'un naturel décontracté, ce n'était pas choquant. Pas choquant non plus de le voir assis toutes les semaines à "sa" place, à attendre quelque adversaire, ou quelque élève. Car, et c'est ce qui m'avait le plus frappé, il était devenu pour moi une sorte d'assistant, avec son style propre. Disponible, il ne rechignait pas à donner une leçon humble et éclairée aux débutants qui venaient lui demander conseil.  Bien sûr, il donnait également d'autres types de leçons aux impertinents qui lorgnaient sur sa réputation, et qui finissaient par entendre raison : ils avaient joué contre un gars impressionnant qui devait venir d'un grand club quand il était à l'extérieur !

 

Sloum fut un de mes élèves les plus marquants. Il avait l'ambition secrète de créer dans ses îles du Cap Vert une Fédération des échecs qui n'existait pas. Il disparut un jour de la circulation carcérale pour peut-être mettre à profit quelques enseignements du jeu d'échecs, tels que calculer les conséquences de ses actes ou savoir approfondir pour découvrir des horizons cachés à la naissance.

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