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Philippe Pierlot raconte :
SINGERIES
La partie d'échecs la plus
incroyable qu'il m'ait été donné de disputer est peut-être celle que
j'ai jouée un soir de l'an 2000, contre un certain Jean-Luc M, au club
de Carrière sur Seine.
En cette année de fin du monde,
il n'était pas rare de relever partout des éléments bizarres, ou de se
croire impliqué dans quelque chaos où l'on sautait à pieds joints. C'est
ce qui m'est arrivé lors de la partie que je vais vous raconter ici.
Aux échecs, notamment en
compétition, je suis plutôt d'un genre prudent, qui m'est dicté par une
lenteur intellectuelle naturelle à calculer combien un gros arbre a de
ramifications. Il ne serait pas avisé, en ce qui me concerne de
m'élancer de branche en branche, tel un jeune gibbon maîtrisant l'art de
la pirouette scabreuse. Je suis davantage du genre gorille au sol, ou
alors sur des troncs pouvant supporter mes compétences de primate.
Mais bon, comme je vous l'ai dit,
on était en l'an 2000. Ceux qui sont nés après cette année-là ne
peuvent pas connaître l'état d'esprit qui pouvait régner dans certaines
situations, et la folie passagère de ceux qui sont morts de nombreuses
fois avant cette date tellement on le leur avait promis... Tout, après
ce terrible passage ressemblait à un sursis, on s'en donnait donc à cœur
joie.
Alors il faut comprendre, me
pardonner d'avoir joué ce jour-là un peu contre nature, à contre-jour,
mais pas à contresens. Mon adversaire, que je connaissais déjà un peu
était un type très sympathique, vif et d'un grand dynamisme. Plus du
genre ouistiti malin. Une opposition de styles qui s'annonçait
palpitante, avec en perspective l'un qui prendrait les bananes de
l'autre.
Quand on me joue le pion du King
Louis, j'ai l'impression qu'on me jette une cacahuète, et je ne peux
m'empêcher d'inventer une guenon Louise en jouant le pion de ma Dame, ça
s'appelle la défense scandinave. C'est un début asymétrique qui donne
plutôt des parties spectaculaires. Mais, moi, j'aime bien vite revenir
dans ma base et vers un style plus prudent et plus chaloupé.
Ce n'est pas ce qui s'est passé.
Pour des raisons de circonstances de l'an 2000 sans doute, je suis sorti
du couvert pour me précipiter dans un monde sauvage qui ne m'était pas
familier. La partie a vite pris une tournure fantaisiste, devenant une
jungle touffue, les singes hurleurs en moins. Mais je m'en suis bien
tiré. Pas de faute de branche. Et comme je n'aime pas tellement me faire
stresser la liane outre mesure lors d'une partie de compétition,
j'anticipe et j'essaie de gérer au mieux mon temps de suspension afin de
ne pas tomber par terre en "zeitnot". Vous savez, c'est la fameuse
crise de temps, quand la situation en est au paroxysme de la
complication et que la pendule en est au compte à rebours...
Saignante comme un combat de
mandrills, la partie ne divulguait pas beaucoup d'indices laissant
entrevoir qui serait le roi de la jungle. Chacun des protagonistes
alternait le génie et la misère. Nous oscillions entre un travail
d'orfèvre et un travail de sagouin. Alors dans ce cas, comment repérer
le futur vainqueur ? Difficile. On avait l'impression que c'était celui
qui venait de jouer. Ça changeait tout le temps.
Plus notre histoire boisée
avançait, plus une certaine nervosité s'installait dans l'atmosphère
tropicale. A une quinzaine de coups de la limite de temps (on doit en
jouer 40 en moins de 2 heures), et alors qu'il ne me restait que 15
minutes contre 5 petites minutes à mon adversaire, je pris la décision
de tenter de lui faire perdre l'équilibre en jouant par rafales de
coups. Malin comme un singe, je voulais jouer 3 coups compliqués très
vite, puis prendre un peu de temps, et recommencer. Je ne suis pas
extrêmement sûr d'avoir exactement compris toutes mes actions, mais ceci
se révéla excellent, puisque mon adversaire accéda malgré lui à de
profondes et anxieuses réflexions extrayant chez lui une nature
surexcitée.
La partie, devenue folle, partit
dans tous les sens, il ne restait plus à chacun d'entre nous que
quelques minutes pour jouer une dizaine de coups. Ce n'était plus le
temps de la compréhension mais de l'intuition. Il fallait avoir le nez
du nasique. Nous frappions maintenant les pièces et la pendule à la
vitesse d'un éclair pas toujours très lumineux. Il ne fallait pas que le
petit drapeau rouge qui s'agitait, soulevé par une aiguille trop rapide
ne retombe, car cela signifiait : plus de temps - c'est perdu !
A un moment, mon adversaire, dans un geste simiesque, frappa si fort l'horloge que cette dernière chavira et heurta les pièces à proximité, qui
elles-mêmes, telles des dominos envoyèrent leurs semblables un peu
partout autour de la table. Pause ! La partie s'interrompit un instant
et nous partîmes à quatre mains et à quatre pattes à la recherche des
éléments éparpillés un peu partout, sur la table et sur le sol. On
reconstitua la position et la partie reprit frénétiquement. Puis, les
quarante coups dépassés, nous fîmes le bilan après la tempête. Il était
évident que je m'en étais tiré bien mieux, puisqu'à la clarté d'une
trouée végétale, il ressortait que l'issue de notre rencontre n'était
plus désormais qu'une simple formalité. Quelques instants plus tard, mon
adversaire abandonna, dépourvu de tout espoir.
Ce fut un "ouf " moite pour moi,
mais aussi pour lui je crois. Nous avions fourni bien des efforts et il
faut reconnaître que tout le monde n'est pas à l'aise dans la vie
arboricole. L'épreuve que nous venions de vivre, saupoudrée de la
sportivité de mon adversaire, nous rapprocha de la table d'analyse où
nous fîmes de sacrées découvertes.
En examinant de près la partie,
nous remarquâmes qu'au plus intense de l'agitation crépusculaire de nos
échanges sauvages, j'avais loupé un échec et mat simple. Au coup
suivant, mon adversaire colmata la brèche, juste avant, encore tout
suintant de l'émotion de celui qui s'en était sorti par miracle, de
manquer à son tour le chapardage d'une de mes pièces !
Enfin, nous ne comprîmes pas
pourquoi, en fin de partie, il avait totalement oublié d'avancer un
véritable pion candidat à sa transformation en Dame ! Mais ce pion, il
n'était pas sur le plateau au moment de l'abandon ! Soudain, nous
comprîmes... C'était incroyable ! Le petit coquin de bois était resté
dissimulé sous une armoire. Il n'était pas remonté sur l'échiquier lors
de la reconstitution de la position. Et personne n'avait remarqué son
absence par la suite. Nous avions tout bonnement oublié de replacer ce
pion qui aurait sans doute changé le déroulement du jeu. Une bonne obole
!
Voilà l'histoire....
Cette folle partie de quadrumanes à plus d'un titre m'aura enseigné plusieurs choses :
- On peut rester calme au milieu des branches comme un orang-outang.
- La fin du monde du type "la
planète des singes" n'était pas pour tout de suite, même en la
sollicitant avec force gesticulations.
- Ce n'est pas à un vieux chimpanzé qu'on apprend à manger des termites.
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