01/04/2014

Philippe Pierlot raconte

Jean-Paul Touzé était un très bon joueur d'échecs. Il fut Président du club de l'usine où il travaillait, à Belfort, de 1971 à 1977. Ensuite, il créa "Belfort Echecs", un club qui devint l'un des meilleurs de France par la suite. Organisateur de très nombreux tournois internationaux, arbitre international, agent du champion du monde Karpov, ami personnel du ministre Chevènement, "Cheucheu", comme il disait, Jean-Paul Touzé a créé dans sa ville de Belfort un club d'échecs exceptionnel : le "Stade Échiquéen Anatoly Karpov" (430 m² !). Cet homme très imposant, au caractère extrêmement déterminé, aura marqué l'histoire des échecs en France. Disparu en octobre 2013, j'ai regretté de ne pas l'avoir revu avant son départ quelque part où il va sans doute encore remonter un truc. Comme dit ma maman, il faut faire les choses, ça passe vite, après on regrette.


J'ai fait la connaissance de Jean-Paul Touzé le jour où je lui ai téléphoné pour le débat triangulaire (avec MM. Loubatière et Petiteau) précédant les élections fédérales de 1996. Le débat eut lieu dans le luxueux salon d'un hôtel super classe de Cergy Pontoise. Il voulait devenir le prochain Président de la Fédération Française d'échecs et était prêt à beaucoup d'actions pour y parvenir. C'est donc tout naturellement qu'il accepta l'invitation du Club de Pontoise, pour venir défier Jean-Claude Loubatière, le Président sortant dans une joute oratoire. Il arriva le premier et l'on vit à ce moment-là un type très fort en tout. Physiquement, intellectuellement et humainement. Il était une sorte de mélange entre une baleine, un requin et un dauphin. Son côté jovial avait instantanément séduit bon nombre d'entre nous, mais il était surtout venu pour en découdre. Après quelques frayeurs initiales dues à l'apparition de dernière minute du Président Loubatière, le débat put avoir lieu. Il se déroula parfaitement, et force fut de constater combien était grande la puissance de persuasion du challenger, un homme à soulever des montagnes, pour y installer des jeux d'échecs à la place.

Le débat terminé, tous trois passèrent une nuit à l'hôtel, puis s'en retournèrent chez eux à Belfort, Montpellier ou ailleurs.


L'histoire que voici se situe quelques mois plus tard, lors d'un de mes voyages à vélo en solitaire. Ces raids me permettaient de partir à l'aventure, de chercher mes limites et de me rendre d'un point à un autre. J'étais ainsi allé jusqu'en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Espagne (avec ma fille Marieke), ou dans quelques villes françaises éloignées de chez moi. Lors des premiers voyages, je dormais ou je pouvais, dehors dans la forêt, dans des cabanes de jardin, dans des abris bus, des écuries, ou parfois, par temps de chance, chez l'habitant. J'ai réalisé mon premier voyage à vélo en 1985, à 18 ans, d'Amsterdam à Pontoise. A l'époque, c'est ce qui me permettait de me calmer pour que je ne parte pas comme Raymond Maufrais, dans la jungle amazonienne (eh oui...). En vieillissant, car après 18 ans on vieillit, lors des autres voyages, j'ai alterné la récupération sauvage dans la nature avec les chambres miteuses des hôtels aux étoiles négatives. C'était trop difficile de répéter les étapes de 100 Km en ayant dormi sous la pluie à quelques mètres d'une voie de chemin de fer. Faut le faire ! 

Revenons à notre histoire. En 1996, je pris à vélo la route pour aller jouer le championnat de France d'échecs à Auxerre, que je voulais atteindre en passant derrière les Vosges, par Strasbourg. C'était en ligne droite, mais plusieurs lignes mises bout à bout, et pas toujours dans la même direction. Un beau défi qui m'a laissé de nombreux bons souvenirs, notamment la route le long du Rhin, entre la France et l'Allemagne, où je passais d'un pays à l'autre tous les quarts d'heure. 

J'avais entamé le retour vers Auxerre lorsque je vis que je pouvais faire une halte à Belfort dans la soirée. Je me dis alors que je passerais bien un coup de fil à Jean-Paul Touzé, avec lequel j'avais bien sympathisé au téléphone après le débat de Cergy-Pontoise. Qui ne tente rien n'a que des regrets. Mon calepin garni me donna son numéro de téléphone et je décidai de l'appeler de la cabine téléphonique de la place d'un village.

Fidèle au poste, il décrocha immédiatement et je perçus dans sa voix au fort accent franc-Comtois une pointe de surprise et une grande joie. "Ponchour Philippe, ça va ? Qu'est-ce que cheu peux faire pour toi ?" Je fus assez étonné qu'il me parle comme si j'étais un de ces vieux camarades qu'il avait grand plaisir à retrouver. Je lui fis un bref récit de ma situation, lui disant que j'étais en route pour Auxerre. Il me dit : "mais c'est pas la route, ça ! Qu'est-ce que tu fous par là, toi le Pontoisien ?" Je lui racontai que j'aimais la difficulté des choses tordues, et que s'il pouvait me renseigner sur un endroit près de chez lui où je pourrais passer la prochaine nuit, j'en serais très heureux. "Mais fiens chez moi, cheu vais te trouver ça ! Mais tarteu pas, je tois sortir ce soir fers 19h00 ! T'es où ?"

Il me restait une soixantaine de kilomètres à parcourir en quelques heures. C'était largement à ma portée. J'étais très excité à l'idée de revoir Jean-Paul chez lui, à Belfort, et peut-être même de pouvoir visiter son célèbre club ! Mais tout a un prix, y compris les choses gratuites. 

Après ces bonnes nouvelles, le temps se couvrit et de gros nuages tristes menaçaient soudain de fondre en larmes. Je me mis à augmenter la cadence circulaire de mes jambes et je fis 10 Km assez rapidement. Le vent se leva, ce qui n'augure rien de bon par temps gris, et je fis 10 autres Km encore plus rapidement. Quelques gouttes commençaient à humecter la route, mais je tenais bon train : 10 Km de mieux ! Il se mit soudain à pleuvoir dru. Très dru. Ca devint dur, très dur. Vent de face, pluie battante et compte à rebours. Il fallait passer en mode commando. Quand on a fait élève officier et qu'on a passé quelques semaines de nuits blanches et glacées comme à la Courtine dans le massif central, on peut tout. Les 10 Km suivant furent avalés comme on engloutit une bouteille d'eau dans l'air sec. Mais le temps pressait et j'avais la crainte de trouver porte close à Belfort. Il était déjà 18h00 et j'avais encore 20 Km à faire dans la tempête. Je m'arrêtai dans un village pour téléphoner à Jean-Claude, afin de lui rendre compte de la situation. "Quoi ? Encore fingt Km ? Mais dépêche-toi un peu, pétale plus fite mon cars !" C'est ce que je fis. Sous des trombes d'eau, trempé de la selle au guidon, je parcourus 10 nouveaux Km à la vitesse des éclairs que j'avais aux fesses. Allez, encore 10, allez, plus que 5. J'appelai une dernière fois Jean-Claude, qui partait dans un quart d'heure. "Mais dépêche-toi ! Je fais partir ! Cheu t'attends encore un quart d'heure defant là où tu fas tormir cette nuit". Il me donna l'adresse d'un bel hôtel de Belfort et je repris la route. J'arrivai en trombe d'eau devant l'hôtel complètement rincé et délavé. Me voyant ainsi accoster, il eut un sacré choc. Il m'a, j'en suis certain pris pour un plus fou que lui. Me tendant une clé il me lança : "ha toi, tu es fou. Fa prendre une touche en 4ème fitesse et retescends, cheu t'emmène !".

Une fois arrivé dans la belle chambre d'hôtel, je pris une bonne, bonne douche, mis des vêtements secs, et résistant à l'envie presque irrépressible de me coucher sur le grand lit tout propre qui sentait bon, je parvins à redescendre en titubant, la main sur la rampe. Au pied de l'hôtel, la voiture de mon copain m'attendait. Je pris place à l'arrière du véhicule qui partit aussitôt.
A suivre...

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Le volume 1 "Vive les échecs !" de Philippe Pierlot, édité aux éditions Olibris, est un vrai régal !



1 commentaire :

Anonyme a dit…

très beau récit, il est clair que c'était un personnage mais je ne me rappelle plus de son accent si prononcé.
Je me rappelle par contre qu'il n'a pas hésité une seconde à appeler un des seuls restaurant d'Obernai ouvert le dimanche soir pour demander tout d'abord à parler au patron, puis si ils avaient de la place pour 20 personnes arrivant dans 20 minutes. La soirée s'est finie tard malgré la longue route qui attendait nos visiteurs jusqu'à Belfort.

La lame